Le soleil qui accompagnait
notre sieste a suivi avec mes doigts les sillons sur ton visage.
Ceux du front, traits
parallèles encore peu profonds.
Ceux qui entourent tes yeux
comme des moustaches de chat quand tes pupilles s’écarquillent et que ta bouche
sourit.
Et ceux qui encadrent tes
lèvres pour les mettre entre parenthèses. Tu dis plein de choses entre
parenthèses que parfois je n’entends pas. Entre parenthèses on chuchote. On dit
moins fort, moins affirmé. Et souvent c’est plus vrai que le discours régulier
qui va librement de la majuscule au point.
Ton corps n’est plus celui de
notre rencontre. Celui qui m’avait ébloui. Mais ça n’a finalement pas
d’importance, puisque je n’avais vu que tes yeux.
Mon corps non plus n’est plus
le même. Il s’est modelé une, deux, six fois, se distordant pour accueillir nos
enfants. Mon ventre s’est tendu à la limite de l’explosion. Mes seins se sont
gonflés, laissant transparaître les veines bleues jusque là secrètes.
Il y a eu le temps du
gonflement, du volume qu’on n’aurait pu imaginé. Et celui du presque retour à
soi. Presque. Jamais on n’aurait pu revenir en arrière, à un temps déjà vécu où
le ventre était vierge des ailes de papillon qui frôlent les membranes, des
soubresauts et des étirements jubilatoires de la peau.
Et pourtant j’ai été petite
fille. Avec un corps ferme, un ventre lisse, des cuisses de sauterelle prêtes à
s’élancer dans les chemins de forêt à la poursuite de mes frères et sœurs, de
la liberté, du loup qui rôde.
Petite fille au regard grave
caché derrière la frange maladroitement coupée par ma mère dans la cuisine.
La peau sur laquelle venait
en ce temps se poser le soleil était neuve, presque nacrée. Peinture fraîche
sans craquèlement. Vie débutante.
Je suis une femme. Je regarde
mon corps à la peau écaillée. Chaque jour de vie, gai ou triste, grave ou
léger, a laissé son empreinte. Certains ont compté plus que d’autres dans la
métamorphose. Les jours pleins des mois de grossesse. Les jours intenses des
deuils. Les jours légers où tout semble possible.
Je me souviens de cette
petite fille. Elle est toujours là. Parfois je lui parle. Je la console, je la
rassure. Mes mains sont assez grandes pour la caresser, mes hanches assez
larges pour la porter si elle est fatiguée. Ma voix porte assez pour faire fuir
les odieux qui voudraient l’humilier. Je peux faire ça pour elle. Qu’elle ne
tremble plus.
Sur la photo de classe il
fallait remonter les commissures des lèvres, montrer ses dents ou l’espace
laissé libre pour celles qui allaient venir. Est-ce que les adultes se
souviennent de l’enfance ? De l’importance des petites choses ? Des
cataclysmes provoqués par les tornades de l’amitié dans ce petit univers ?
De l’écroulement de l’âme parce que le chat avait disparu ?
On ne devrait pas demander
aux enfants de sourire sur les photos.
Mon enfance n’est pas mon
paradis perdu. Mon enfance est le temps de mon apprentissage. Les enfants
savent. Il y a dans leurs yeux la connaissance du monde. Ce qui compte et ce
qui est futile, ce qui fait vivre et ce qui détruit, ce qui remplit et ce qui
vide.
Comment sourire sur commande
quand on porte tout ça ?
Mais aujourd’hui je suis une
femme. Avec des traces violettes sur les cuisses et le ventre, les seins qui
tombent un peu, l’ovale du visage moins précis.
Et la petite fille à l’intérieur sait, puisqu’elle sait tout, que rien de tout ça n’est grave. Que les traces de temps sont la preuve que jusque là je me suis tenue debout, face aux obstacles. Les marques du temps sont des signes de victoire. Je suis en vie.
Et la petite fille à l’intérieur sait, puisqu’elle sait tout, que rien de tout ça n’est grave. Que les traces de temps sont la preuve que jusque là je me suis tenue debout, face aux obstacles. Les marques du temps sont des signes de victoire. Je suis en vie.
(je travaille aux photos qui accompagneront mon texte. ça remue.)
8 commentaires:
Une - pure - merveille !
J'aurais tant aimé pouvoir écrire un si beau texte !
Je n'ai qu'un mot à dire : ENCORE !!
Oui, ça remue.
Délicieux !
A quand le prochain texte?
Comment on parle à Sa petite fille, parce que je crois qu'elle s'est un peu perdue la mienne!
Touchée par tes mots. Merci Estelle pour ce partage.
Bonjour,
Nouvelle lectrice mais quel plaisir... BRAVO
Comme Onze-Onzième, j'ai l'impression que Cette petite fille ne se souvient pas, s'est égarée... Comment la retrouver ?
Votre billet raisonne en moi, me montre que je ne suis pas la seule à réfléchir à ma vie, à me questionner... Suis-je heureuse, épanouie ?? Vous avez des réponses, de mon côté, je n'en ai pas et n'en aurais peut-être jamais... Ce fut un bonheur de vous découvrir et il me tarde de vous lire à nouveau...
je piaffe ! mamma mia (c'est le cas de le dire !) que ce texte est BEAU !
Et je suis si contente de voir que l'écriture ne t'a pas quittée...!
plus prosaïquement, ton post me fait penser à un autre que j'ai lu sur le blog "les ptits Mwana", sur le même thème. Cela m'a donné à réfléchir ces derniers jours...
Le dernier paragraphe... Et pam, dans le coeur. Je suis en vie.
Je vous ai retrouvée il y a quelques temps, mais j'écris pour la 1ère fois.
J'admire votre détermination et votre talent.
Des baisers doux pour la petite fille en dessous.
Anne-Laure.
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